Sur le terrain ludique et par le passé, de nombreux jeux ont consisté à se glisser dans la peau d’un autre personnage. Sur le terrain littéraire, on pense notamment à des jeux comme le portrait chinois : “Si j’étais un arbre ?” “Si j’étais un paysage ? “. Ce jeu remonte déjà à plusieurs siècles. Dans le même genre d’idées, on peut encore penser à ce jeu plus récent qu’on appelle parfois le jeu du post-it. Il consiste, pour les participants, à se retrouver avec une étiquette collée sur le front qui arbore le nom d’un personnage qu’ils n’ont pas vu. Charge alors aux joueurs de se faire deviner, les uns les autres, leur personnage respectif en posant des questions.
En réalité, endosser le rôle d’un personnage par amusement ou pour des raisons ludiques, semble un prolongement si naturel des jeux que nous pratiquons enfants, qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il a dû en exister des formes diverses et depuis fort longtemps. Mais pour revenir à notre sujet précis de ce que l’on nomme aujourd’hui techniquement les jeux de rôle et pour les dater, on doit remonter au début du XXe siècle.
Jeux policiers & murder parties
Autour des années 1930, sans doute sous l’influence des enquêtes du célèbre personnage de fiction Sherlock Holmes ou peut-être même des premiers ouvrages d’Agatha Christie, des hôtels de prestige anglais se sont mis à organiser des divertissements scénarisés pour leurs hôtes. On les connaissait alors sous le nom de Murder Party. Un meurtre factice avait eu lieu. Et un peu à la manière d’un Cluedo mais en taille réelle, on proposait alors aux clients de ces beaux établissements de s’amuser à retrouver le coupable.
Tout au long de l’événement, des acteurs, feignant d’être eux-même clients de l’hôtel, déroulaient la trame de l’aventure policière, en donnant des indices ou des fausses pistes. Si les clients se piquaient au divertissement, et tentaient d’élucider l’énigme, il n’était pas encore question d’emprunter la pipe et la cape d’un Sherlock holmes, ni l’embonpoint d’un Hercule Poirot pour participer. Le “Role Play” n’était donc pas encore le même que celui des jeux qui allaient suivre plus tard dans le courant de ce même siècle. Les règles aussi étaient différentes. En revanche, cette idée de scénario et d’intrigue à échelle réelle allait certainement influencer, un peu plus tard, de nouveaux jeux entre adultes sur table, mais surtout grandeur nature.
Naissance du jeux de rôle moderne
En réalité, ce sont les jeux de plateau de type wargame ou de stratégie qui semblent avoir influencé, le plus directement, la naissance des jeux de rôle moderne. Revenons un peu sur l’histoire de ces derniers pour y voir plus clair.
Wargame et jeux de guerre
C’est à l’écrivain britannique H. G. Wells que l’on doit la création du premier jeu de guerre avec figurines. Il en a formalisé les premières règles en 1911. Dans les premiers titres du genre, on s’amusait entre adultes, principalement à reconstituer des batailles historiques.
Principes du jeu de guerre historique
Le plateau, souvent découpé en cases (carrés ou même hexagonales pour gérer les rotations et les lignes d’attaques), voit s’affronter différents corps d’armées. Le jeu se déroule au tour par tour. Chaque pièce dispose d’un facteur de déplacement (pouvant être affecté par la nature du terrain : montagnes, rivières, marais, plaines, etc…). Chaque pièce dispose aussi d’un facteur d’attaque et de défense. Elle peut disposer, en plus, de propriétés spécifiques : possibilité de mener deux attaques consécutive dans le même tour, capacité de retraite après attaques, etc… La liste de ses propriétés est virtuellement illimitée et dépend des règles du jeu et de son univers. Dans les jeux de guerre historiques classiques elle est en général assez limitée et encadrée.
A chaque tour, le joueur déplace l’ensemble des pièces désirées sur le terrain, en respectant leur facteur de mouvement et la présence d’éventuels obstacles. A la fin de ses déplacements, il peut ou non attaquer, s’il juge bon de le faire et surtout s’il se trouve à portée de pièces ennemis. Une fois toutes ses actions menées, la main passe à l’adversaire.
Les conditions de victoires du jeu de guerre de plateau peuvent varier en fonction de chaque wargame : annihilation de l’armée adverse, capture ou destruction d’un objectif, etc… Pour ce qui est des combats, ils se résolvent, la plupart du temps, au jet de dés. Pour faire court, l’habileté stratégique consiste à détruire les pièces de l’adversaire, en combinant déplacement judicieux et tirs groupés.
Émergence du role play dans les wargames
Il faut retenir que par leur réalisme et les tentatives de recréer l’équilibre des forces historiques en présence, ces jeux se destinaient au départ, surtout à des adultes, jeunes et moins jeunes, et par leur nature même, plutôt à des publics masculins.
Ils ont perduré depuis leur invention par HG Wells, et on peut ainsi les retrouver aux Royaume-Uni et aux Etats-Unis, à la fin des années 60 ; C’est à cette période, et plus précisément en 1967, qu’on prête au concepteur de jeu David Wesely d’avoir apporté une variante aux règles du jeu de guerre traditionnel. L’Histoire est survenue à l’occasion d’un jeu de reconstitution portant sur une bataille napoléonienne. Au cours d’une partie de ce jeu de plateau, David Wesely qui l’animait et l’arbitrait, aurait fait intervenir des personnes présentes pour incarner certains personnages du jeu. Un peu plus tard, Dave Arneson (qui contribua, par la suite, à créer le célèbre Jeu de rôle Donjons et Dragons avec Gary Gygax ) assista à l’une de ces parties animées par Wesely. D’après lui, ce dernier fut le premier à avoir introduit une rapprochement direct entre un joueur et un personnage.
Dans les années suivantes, et plus exactement en 1971, d’autres jeux de guerre seront créés qui prévoiront, dans leur déroulement, des séquences d’affrontement de type duel entre deux personnages/figurines. Un joueur pourra alors incarner une seule figurine et on se rapprochera d’autant du concept qui aller donner naissance au futur Jeux de rôle. Quant aux aspects “Donjon Crawling” (exploration de souterrains, cryptes, donjons et autres effrayants labyrinthes à la recherche d’objets précieux et récompenses), c’est cette même année 71 que le jeu Midgard de l’anglais Hartley Patterson verra le jour. Il proposera à ses joueurs de partir en quête d’aventure et de trésors sous la guidance d’un arbitre déjà presque devenu maître de jeu. Nous ne sommes plus qu’à trois ans de l’invention du mythique Jeux de rôle Donjons et dragons.
Donjons et dragons : l’ancêtre des Jdr
C’est en 1974 que sortira le scénario et la boite du premier jeu de rôle moderne, digne de ce nom : Donjons et Dragons. Ecrit par Gary Gygax et Dave Arneson, le titre est demeuré l’un des plus célèbres d’entre eux à ce jour. Sous l’égide d’un maître de jeu, on y évolue dans l’univers immense de JRR Tolkien et de ses créatures fictionnelles, en incarnant un personnage de la classe de son choix.
A la suite de D&D, les années 70-80 verront exploser le genre. C’est aussi vrai des jeux de type wargame de plateau cela dit. Une nouvelle société des loisirs s’affirme et s’étend dans toutes les directions, en rappelant un peu ce slogan de l’imagination au pouvoir. A la lisière du médiéval fantaisie et de la Science Fiction, en 1987, le jeu Warhammer 40 000 de la société Games Workshop, viendra donner un autre souffle épique aux batailles avec figurines. Mais sous l’impulsion des nouveaux courants fantaisie à la mode, le jeu de guerre comme le jeu de rôle seront sortis, à grande vitesse, du seul cadre de l’histoire réaliste. Désormais, ils inviteront les joueurs dans les univers imaginaires les plus diversifiés (photo ci-dessous le wargame de plateau Full ¨Metal planet et son univers Sci fi).
Si le wargame a toujours eu ses détracteurs, la complexité de ses règles ou leur spécificité semble toujours l’avoir réservé à une catégorie de joueurs un peu à part. Plus ludiques et diversifiés que les Echecs dans leurs thématiques et leurs règles, souvent plus fastidieux à mettre en place, ces jeux de guerre ou jeux historiques sont aussi plus complexes qu’une bataille navale ou qu’un Monopoly dans leur prise en main. Ils ont aussi tendance, nous l’avons dit, à s’adresser à des publics plus masculins. Pour toutes ces raisons, ils ont trouvé un terrain plus favorable dans les milieux universitaires et étudiants masculins et dans certains cercles de passionnés qu’auprès du grand public.
Dans une certaine mesure, cela est resté vrai des jeux de rôle même s’ils ont trouvé un plus large public et se sont ouverts au public féminin bien plus que les wargames. Aux Etats-Unis, des millions de copies de D&D se sont vendus à cette période même s’il faut, tout de même, pour orchestrer une partie, un maître de jeu qui ait le goût et l’envie de s’attaquer à des règles assez fournies et précises et qui consacre du temps à la préparation d’une session de jeu. Du reste, on notera que le succès des Jeux de rôle ira bien au-delà du public des jeux de table, une fois que leur modèle sera transposé sous forme de jeux vidéos, quelques années plus tard.
Les Jeux de rôle sur table en France
En France, ces jeux de rôle ont connu un vague de popularité un peu plus tardive. Il faudra attendre le milieu des années 80 et les années 90 pour que leur pratique prenne, avec les premiers traductions des jeux américains d’abord : D&D ou le très apprécié Appel de Cthulhu tiré de l’oeuvre de HP Lovecraft. Suivront des titres plus typiquement français : l’Ultime épreuve, Mega, Légendes.
Accessoire presque indispensable du gamer et du rôliste d’alors, les magazines Jeux et Stratégie et Casus Belli accompagnent le mouvement. On y retrouve, à chaque numéro, scénarios, actu, jeux divers et même des wargames à découper ou des scénarios de Jdr originaux et créatifs. Des boutiques spécialisées ouvrent, aussi, à la faveur de ce nouveau marché. Elles ne désemplissent pas et le curieux qui y entre peut surprendre, en tendant l’oreille, des récits d’aventure qui pourraient le laisser pantois s’il n’était lui-même un Mage de niveau 5 et qu’il n’avait réglé son sort à un troll dans un sombre labyrinthe, la veille au soir.
Naissance d’une culture geek
Sur le sol français, en terme de public, la vague rôliste n’est sans doute pas à la mesure de la vague américaine mais tout de même le phénomène fait boule de neige. De nombreuses conventions de rôlistes ont alors vu le jour et les milieux étudiants (voir lycéens) du milieu des 80 au milieu des 90 la voit passer. A l’occasion, toute une culture geek se développe aussi, autour de ce phénomène : jeux de rôle grandeur nature, peinture de figurines, humour : la saga du donjon de Naheulbeuk en France, les épisodes hilarants de Tom et ses chums et Farador au quebec.
Rumeurs, spoil, et principe de précaution
Si à leur sortie, les adolescents et jeunes adultes sont restés la cible privilégiée des Jdr, un peu à l’image des jeux vidéos qui suivront, on a eu tôt fait d’entendre des rumeurs sur les méfaits et les dangers possibles de leur pratique. “On conte que des jeunes américains ne font plus la différence entre rêve et réalité”. “Il y en a qui vont à la Fac vêtu comme leur personnage de jeu favori” (naissance du cosplay ?) “On dit que c’est mauvais pour la santé” “On dit même que l’un deux s’est suicidé”.
Peut-on vraiment devenir fou ? La cohorte des moralistes et détracteurs du sacro-saint principe de précaution (appliqué de manière sélective) veille. De leur côté, les paladins, trolls et magiciens feront plus souvent qu’à leur tour, la sourde oreille. A sortir, l’effet collatéral le plus prégnant des jeux de rôle, reste que comme nombre d’autres activités si l’on s’en passionne trop, ils peuvent devenir chronophages.
Evolution du genre
Au milieu des 90, le décollage de l’informatique domestique et l’arrivée des premiers RPG sur écran supplantent, peu à peu, la pratique sociale des jeux de rôle de table. Un peu plus tard, les MMORPG viendront encore déplacer les pratiques sociales de la soirée entre amis à la soirée devant le PC. Certains jeux de cartes à collectionner sur le thème fantaisie s’en mêlent également (Magic l’Assemblée). Plus spontanés, plus simples à jouer, ils transportent les joueurs dans le médiéval fantastique sans nécessiter la présence d’un maître de jeu, conteur et arbitre, ni la fastidieuse préparation et mise en place que ce dernier doit faire pour amuser les joueurs.
Les temps ont déjà changé. Pourtant, jusqu’à aujourd’hui, les jeux de rôle sur table continueront de faire des nostalgiques et même des émules. De nos jours, en France ils ont encore leurs acteurs, leurs passionnés et leurs détracteurs. Depuis 1996, c’est la Fédération Française des Jeux de Rôle qui veille au grain, en se chargeant d’animer des conventions, d’organiser des jeux et de répertorier les associations du secteur.